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LAC-MÉGANTIC : LA CAUSE TOUT INDIQUÉE POUR UNE ENQUÊTE JUDICIAIRE – PUBLIÉ PAR THE MONTREAL GAZETTE, 1ER JANVIER 2014

Mark S. Winfield

Professeur agrégé, Faculté des Etudes Environnementales, Université York, Toronto

Traduit par Luce Lefebvre (www.lucelefebvre.com)

Le 29 décembre 2013

 

La semaine dernière, la reprise du service ferroviaire de Lac-Mégantic, au Québec, a fait revivre de pénibles souvenirs des premières heures des événements du 6 juillet 2013 aux citoyens de la municipalité, alors qu’un train laissé sans surveillance traînant 73 wagons de pétrole brut provenant de la formation du schiste bitumineux Bakken s’est soudainement déplacé pour ensuite dérailler et exploser, tuant 47 résidents. Ce désastre constitue l’accident ferroviaire le plus meurtrier du siècle au Canada.

 

Depuis l’accident, il ressort une succession de défaillances de la part du propriétaire et exploitant de l’entreprise ferroviaire et plus particulièrement de Transports Canada, l’autorité fédérale canadienne responsable de la réglementation en matière de sécurité du transport.

 

Le désastre de Lac-Mégantic représente exactement le genre d’événement que le cadre de réglementation de Transports Canada était censé prévenir. Les Canadiens ont plutôt eu droit à une liste de plus en plus longue de manquements de la part de l’autorité chargée de la réglementation. Les énormes augmentations de quantités de pétrole sillonnant les chemins de fer du Canada sont passées sous silence et les préoccupations de longue date vis-à-vis de la sécurité des wagons-citernes DOT-111 utilisés pour déplacer ces cargaisons n’ont pas été prises en compte. Aucune mesure n’a été prise pour assurer la classification de risque adéquate des cargaisons de pétrole lourd et pour que des plans d’intervention d’urgence soient mis en place pour ces cargaisons de pétrole. Il en va de même pour que des règles appropriées quant à l’exploitation sécuritaire et au stationnement des trains transportant des matières dangereuses soient établies et mises en application.

 

Qui plus est, Transports Canada n’est pas parvenu à mettre en œuvre et à superviser comme il se doit le modèle d’autoréglementation ou « système de gestion de la sécurité » qu’il avait adopté pour le secteur ferroviaire. Quant à savoir si le modèle de « système de gestion de la sécurité » était adéquat pour les exploitants de lignes ferroviaires secondaires comme l’entreprise ferroviaire Montreal, Maine and Atlantic, l’exploitant du train de Lac-Mégantic, il ne semble même pas en avoir été question.

 

À ce jour, le portrait de la situation s’est révélé de façon fragmentaire dans des rapports du Bureau du vérificateur général du Canada (BVG), du Commissaire à l'environnement et au développement durable (CEDD), du Bureau de la sécurité du transport (BST), de même que dans les efforts continus d’enquête des médias, notamment ceux du Toronto Star, du Globe and Mail et de CBC. Tous ces intervenants ont effectué un travail remarquable, mais tous sont soumis à de restrictions importantes. Le vérificateur général, le CEDD et le BST ont tous des mandats limités et se butent à des contraintes dans le cadre de leurs pouvoirs d’enquête. Le travail des médias est semé d’embûches les empêchant de se pencher sur des renseignements et des documents détenus par le gouvernement fédéral ou des intervenants privés impliqués dans le désastre. Les enquêtes policières et de Transports Canada en cours sont aussi de portée limitée et ne pourraient aboutir que dans plusieurs années.

 

Jusqu’à maintenant, ce qui se rapproche le plus d’une enquête exhaustive du désastre est la récente étude sur le régime de sécurité ferroviaire initiée par le Comité permanent des transports, de l’infrastructure et des collectivités de la Chambre des Communes, plus précisément en regard des marchandises dangereuses. Si l’étude du Comité est en soit une bonne nouvelle, elle n’offrira vraisemblablement pas la profondeur et l’indépendance d’analyse requises dans le cas qui nous intéresse. On peut vraisemblablement s’attendre à ce que le processus du Comité fasse l’objet d’un contrôle serré de la part du gouvernement, car les membres de ce dernier y siègent de façon majoritaire. De plus, le Comité manque de ressources et d’infrastructure pour mener à bien une évaluation et une enquête exhaustives.

Ultimement, la seule façon de comprendre complètement les circonstances et la raison des événements, ainsi que d’élaborer un ensemble de recommandations afin de garantir qu’un tel désastre ne se reproduise pas réside dans la mise sur pied d’une enquête judiciaire dûment autorisée. En soit, l’ampleur d’un tel désastre, dépassant largement les pertes de vies subies lors des désastres affectant l’eau potable contaminée de Walkerton en Ontario et de North Battleford en Saskatchewan, sans oublier plus récemment celui de l’effondrement du centre commercial d’Elliot Lake en Ontario, dont tous ont fait l’objet d’enquêtes judiciaires approfondies, exige un traitement équivalent. Le dernier accident ferroviaire canadien à s’être soldé par de nombreux décès, la collision ferroviaire de 1986 entre un train de marchandises du CN et un train de passagers de la compagnie VIA près de Hinton en Alberta, dans lequel 23 personnes ont péri, a aussi fait l’objet d’une commission d’enquête.

La série de facteurs ayant mené à l’événement de Lac-Mégantic mérite que l’on s’y penche en profondeur, sans aucune ingérence politique active et avec pleins pouvoirs d’enquête. Ceci implique non seulement d’avoir accès aux documents du gouvernement comme le font le Bureau du vérificateur général (BVG) et le Bureau de la sécurité des transports (BST), mais aussi la faculté de contraindre les instances gouvernementales et non gouvernementales impliquées à rendre un témoignage public. De plus, contrairement au BVG et au BST, une commission d’enquête pourrait librement remettre en question le modèle réglementaire utilisé par le gouvernement fédéral dans des situations où il est le principal organisme public de réglementation en matière de sécurité publique.

Jusqu’à présent, à chaque révélation supplémentaire mettant à jour des lacunes de Transports Canada, le gouvernement fédéral a géré avec prudence ses interventions. Cette manœuvre peut être politiquement opportune pour minimiser l’ampleur colossale de l’échec de la réglementation dans le cas de Lac-Mégantic. Le gouvernement a aussi pu limiter la portée de ses interventions et de leurs effets pervers sur l’exploitation ferroviaire, notamment quant au déplacement par rail des produits pétroliers. Toutefois, tout ceci est loin de garantir une intervention efficace et exhaustive visant à contrer les échecs de la stratégie actuelle du gouvernement en matière de réglementation de la sécurité ferroviaire.